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Construction des nombres réels

Dans l'épisode précédent, on avait reconstruit les ensembles $\mathbb N$, $\mathbb Z$ et $\mathbb Q$ à partir des entiers et de leurs propriétés naturelles. Mais on avait aussi remarqué que notre quête ne s'arrêtait pas là. Même si les rationnels nous permettent d'effectuer toutes les opérations de base, ils ne suffisent pas à faire, par exemple, de la géométrie: certaines quantités dont on a envie de pouvoir parler, comme la longueur de la diagonale d'un carré de côté 1, ou le périmètre d'un cercle de rayon 1, ne peuvent pas s'écrire sous la forme d'un quotient $\frac pq$, où $p$ et $q$ sont des entiers.

Les nombres réels s'obtiennent en "comblant les trous" dans l'ensemble des rationnels. Comme souvent, il existe de nombreuses façons de procéder, qui donnent toutes un ensemble de nombre approprié pour résoudre notre problème. Les deux plus connues sont les suites de Cauchy et les coupures de Dedekind, et on traitera ici...

Les suites de Cauchy

Comme on l'avait vu dans la scène post-générique de l'épisode précédent, même si aucun rationnel $x$ ne vérifie $x^2 = 2$, on peut trouver des rationnels $y$ et $z$ tels que $y^2 < 2 < z^2$, et on peut les choisir aussi proches que l'on veut. Ce qui veut dire, que si on choisit à l'avance un petit écartrationnel $\delta$, par exemple $\delta=0.1$, alors on peut trouver $y_1$ tel que $y_1^2 < 2 < (y_1+0.1)^2$. Et si on prend $\delta= 0.01$, alors on peut trouver $y_2$ tel que $y_1^2 < 2 < (y_1+0.01)^2$. Et si on extrapole, en prenant $\delta = 10^{-n}= 0.\underbrace{0\dots 0}_{n\text{ fois}}1$, on trouve $y_n$ tel que $y_n^2 < 2 < (y_n+10^{-n})^2$.

Ce que l'on a envie de dire, c'est que ce paquet de rationnels $y_1, y_2,\dots$, à l'infini, va ressembler furieusement à ce qu'on a envie d'appeler $\sqrt 2$. C'est cette notion de comportement à l'infini qu'on va exprimer par le biais des fameuses suites de Cauchy.

Commençons par définir les suites, avant de nous intéresser à Augustin Louis. Une suite de rationnels, techniquement, est une fonction $u$ de $\mathbb N$ dans $\mathbb Q$. On notera $u_n$ le rationnel $u(n)$ (on parle de terme de la suite), et $(u_n)_n$ la suite en entier (que l'on imagine comme une sorte de généralisation des $n$-uplets $(a_1, a_2, \dots,a_n)$).

Par exemple, $u_n=\frac 1n$ définit la suite $1, \frac 12, \frac 13,\dots$, et $v_n=n^2$ donne la suite $1,4,9,\dots$. Ce qui va nous intéresser, au sujet de ces suites, est ce qui est caché dans le "$\dots$": que se passe-t-il quand $n$ devient très grand ?

En considérant quelques exemples, on voit rapidement se profiler plusieurs cas de figures:

  • Certaines suites, comme $(n^2)_n$, semblent au contraire "s'éloigner" de plus en plus vers l'infini.
  • D'autres, comme $((-1)^n)_n$ qui donnent $-1,1,-1,1...$ oscillent sans jamais se décider.
  • Enfin, certaines suites, comme $\left(\frac 1n\right)_n$, ou encore la suite $$a_0=3,\ a_1=3.1,\ a_2=3.14,\ a_3=3.141,\ a_4=3.1415\dots$$ semblent se "rapprocher" de quelque chose lorsque $n$ devient très grand: dans le premier cas, c'est zéro, mais dans le second, la limite (que l'on aurait envie d'appeler par exemple $\pi$) n'est pas (encore) un nombre bien défini.

Celles qui vont nous intéresser ici sont celles du troisième type. Il va donc s'agir de préciser cette sensation de s'"approcher" de quelque chose. Ce quelque chose, on a envie de l'appeler la limite de la suite; le problème, c'est que les limites qui nous intéressent sont précisément celles qui ne sont pas rationnelles, et donc, nous ne sommes pas équipés pour en parler directement.

L'observation clé d'Augustin Louis, c'est que si les éléments d'une suite $(u_n)_n$ se rapprochent tous de "quelque chose" quand $n$ devient grand, alors ils vont forcément se rapprocher les uns des autres. Si on choisit une petite distance $\delta$, alors, au bout d'un moment, les $u_n$ seront tous situés à une distance inférieure à $\delta$ les uns des autres.

Fig 1: Ici Jon Snow est la "limite" (of which we know nothing), et les spectres sont les termes de la suite.

Pour parler de distance entre deux rationnels, la "bonne" notion est celle de valeur absolue. Pour deux rationnels $x$ et $y$, on appellera distance entre $x$ et $y$ le rationnel positif

$$d(x,y) = |x-y| = \begin{cases} x-y \text{ si } x \geq y \\ y-x \text{ si } y \geq x \end{cases} $$

On avait parlé ici des propriétés attendues d'une distance; elles sont bien vérifiées par $d$.On peut alors dire que les points d'une suite $(u_n)_n$ sont $\delta$-proches si, pour tout $n,m$ entiers, $d(u_n,u_m)\leq \delta$. Par exemple, les termes de la suite $\left( \frac 1n\right)_n= 1, \frac12, \frac13...$ sont 1-proches. Mais ils ne sont pas $\frac13$-proches: $d(1,\frac12) = \frac12 > \frac13$; par contre, ils sont $\frac13$-proches au bout d'un moment (en l'occurence, dès que $n$ et $m$ sont plus grands que 3). D'un coup de $\dots$, on voit que, pour tout $n$, $u_p$ et $u_m$ seront $\frac1n$-proches pour $p$ et $m$ plus grands que $n$.

C'est là l'idée qu'on voulait formaliser: si on choisit un $\delta$ arbitrairement petit, il existe un $N$ (le "moment" dans "au bout d'un moment") tel que dès que $p$ et $m$ sont plus grands que $N$, $d(\frac1m, \frac1p)< \delta$. En l'honneur d'Augustin-Louis, on dira qu'une suite $(u_n)_n$ est de Cauchy si elle vérifie cette propriété; en jargon, si, pour tout rationnel $\delta>0$, il existe un $N$ tel que pour tous entiers $m$ et $p$ pus grands que $N$, $d(u_m,u_p)< \delta$.

Ce qu'on souhaite retenir de ces suites, c'est leur comportement à l'infini; comme l'infini, c'est grand, on va "garder" toute l'information qu'on a (i.e. toute la suite), et définir une sorte d'"égalité" entre deux suites qui ne garde que ce qui se passe "au bout d'un moment". On définira alors un nombre réel comme une suite de Cauchy, et deux réels seront égaux si les suites de Cauchy correspondantes vérifient cette "égalité". Ce procédé par égalité bizarre (ou, en jargon, par relation d'équivalence) a déjà été massivement utilisé pour construire $\mathbb Z$ et $\mathbb Q$.

Le rôle de cette égalité bizarre va être de donner le même nom à des suites qui se rapprochent de la même chose, par exemple d'appeler $\pi$ à la fois la suite

$$a_0=3,\ a_1=3.1,\ a_2=3.14,\ a_3=3.141,\ a_4=3.1415,\dots$$

et la suite

$$b_0=4,\ b_1=3.2,\ b_2=3.15,\ b_3=3.142,\ b_4=3.1416,\dots$$

Pour formaliser cette égalité bizarre, on va recycler notre notion de $\delta$-prochitude. Pour un (petit) rationnel $\delta$, on dira que deux suites de Cauchy $(u_n)$ et $(v_n)$ sont $\delta$-proches si pour tout $n$, $d(u_n, v_n)< \delta$. Ainsi, les deux suites ci-dessus sont 1-proches. Mais, plus intéressant, elles sont 0.1-proches à partir de $n=1$, 0.01-proches à partir de $n=2$, et, d'un coup de "...", $10^{-n}$-proches à partir de $n$.

Et c'est là l'idée qu'il nous faut. On dira que deux suites de Cauchy $(u_n)$ et $(v_n)$ sont équivalentes, et on notera $(u_n) \simeq (v_n)$, si, pour tout rationnel $\delta > 0$, si petit soit-il, il existe $N$ tel que $d(u_n, v_n)< \delta$ dès que $n>N$. Autrement dit, au bout d'un moment, $(u_n)$ et $(v_n)$ sont $\delta$-proches. Comme discuté pendant la construction de $\mathbb Z$ et $\mathbb Q$, il y a trois propriétés que $\simeq$ doit vérifier pour prétendre au titre d'"égalité bizarre":

  • Réflexivité: Une suite de Cauchy doit être "égale" à elle-même: $(u_n) \simeq (u_n)$;
  • Symétrie: si $(u_n) \simeq (v_n)$, alors $(v_n) \simeq (u_n)$;
  • Transitivité: si $(u_n) \simeq (v_n)$, et $(v_n)\simeq (w_n)$, alors on veut que $(u_n) \simeq (w_n).$

On vérifie (pas moi) que $\simeq$ a bien ces trois propriétés, et est donc bien une notion raisonnable d'égalité. On peut donc, en toute sécurité, commettre l'abus de langage qui consiste à utiliser "=" et "$\simeq$" plus ou moins indifféremment.

Comme annoncé, l'ensemble des nombres réels, noté $\mathbb R$, est alors défini comme l'ensemble des suites de Cauchy, où deux suites représentent le même nombre réel si elles sont équivalentes.

Pour ceux qui ont lu le post sur la théorie des ensembles et ont des cauchemars de barbier, cet ensemble est bien défini: c'est un sous-ensemble de l'ensemble $\mathbb Q^\mathbb N$ des fonctions de $\mathbb N$ dans $\mathbb Q$ (i.e. des suites). Pour être tout à fait exact, c'est un quotient de ce sous-ensemble par la relation d'équivalence défini par la relation d'équivalence $\simeq$, ce qui est tout aussi légal.

Avec cette définition, les rationnels eux-mêmes ne sont pas des réels, ce qui peut sembler alarmant; que l'on se rassure, toutefois, il est assez facile de remédier à cela. A tout rationnel $q \in \mathbb Q$, on associe l'ennuyeuse suite constante $(a_n)_n$ où pour tout $n$, $a_n=q$. On ne risque pas la foulure occipitale en montrant que c'est une suite de Cauchy, et elle définit donc un nombre réel que l'on identifie à $q$. Ainsi, on plonge les rationnels dans les réels, et modulo cet artifice, on a bien $\mathbb Q \subset \mathbb R$.

Il nous reste à étendre les opérations d'addition, soustraction, multiplication, etc... aux nombres réels. L'idée générale va être que pour additionner, soustraire, etc. deux suites de Cauchy, il suffit de prodécer terme par terme.

  • Addition: Soient $x, y$ deux réels représentés par les suites de Cauchy $(a_n)$ et $(b_n)$. Alors la suite $(a_n+b_n)$ est aussi une suite de Cauchy, et elle représente la somme de $x$ et de $y$. On doit aussi vérifier que cette définition est bien compatible avec $\simeq$: si $(\tilde a_n), (\tilde b_n)$ sont deux autres suites de Cauchy représentant $x$ et $y$, alors $(a_n+b_n)\simeq (\tilde a_n + \tilde b_n)$.
  • Multiplication: Avec les mêmes notations, la suite $(a_n \times b_n)$ est une suite de Cauchy, qui représente le produit $x \times y$. On vérifie également que si $(\tilde a_n), (\tilde b_n)$ sont deux autres suites de Cauchy représentant $x$ et $y$, alors $(a_n\times b_n)\simeq (\tilde a_n \times \tilde b_n)$.
  • Soustraction: On définit l'opposé $-x$ de $x$ comme le produit (fraîchement défini) $(-1)\times x$ (où le rationnel -1 est représenté par la suite constante), et la soustraction $y-x$ est alors donnée par $y+(-x)$ (on ne se lasse pas d'enfoncer des portes ouvertes).

On voit qu'il y a quelques vérifications à faire; (une partie) des détails sont fournis ici. Les règles de calculs qu'on avait obtenues pour les entiers ici et s'étendent également aux opérations sur les réels. Il ne nous manque plus que l'inverse et la division: ces deux-là sont un peu plus délicats, car il faut s'assurer qu'on ne divise pas par zéro.

Un premier facteur de risque est que zéro est représenté non seulement par la suite constante égale à 0, mais aussi par la suite $\left(\frac1n \right)$, dont tous les termes sont inversibles. Cela dit, il suffit de décider qu'on interdit d'inverser zéro, si séduisant que soit le représentant envoyé. Un problème plus grave est qu'inversement, la suite représentant un réel non nul peut très bien contenir un paquet de 0, par exemple

$$u_0=0,\ u_1=0,\dots,u_{58384783}=0,\ u_{58384784}=3,\ u_{58384785}=3.1,\ u_{58384786}=3.14,\ u_{58384787}=3.141,\dots$$

ce qui ne devrait pas nous empêcher de parler de $1/\pi$! Ce qui nous sauve, c'est de se rappeler si le réel $x$ est non nul, cela signifie que toute suite $(a_n)$ qui le représente s'accumule autour de quelque chose de non nul, et donc doit bien finir par s'éloigner de 0. A partir de là, on peut construire une suite de Cauchy $(b_n)$ (en gros, en élaguant les foutus 0) qui ne s'approche jamais de 0; autrement dit, il existe $c>0$ telle que $|b_n|>c$ pour tout $n$.

L'étape suivante consiste à montrer que cette propriété de $(b_n)$ garantit que la suite des inverses $(b_n^{-1})$ est elle aussi une suite de Cauchy. Elle représente donc un nombre réel, qu'on appelera l'inverse de $x$, noté $x^{-1}$. Encore une fois, les détails se trouvent ici (ou dans le chapitre 5 du livre de Terry Tao). On vérifie aussi que l'inverse est compatible avec $\simeq$, comme les autres opérations. De là, au risque de surprendre, on définit la division $x/y$ de deux réels $x$ et $y\neq 0$ par $x/y = x \times y^{-1}$.

Il ne nous manque plus qu'à récupérer la relation d'ordre sur les réels; en particulier, on souhaite pouvoir parler de réels (strictement) positifs, (strictement) négatifs, ou nuls. On serait tenté de procéder terme par terme, mais l'ennui avec le comportement à l'infini, c'est qu'il ne se produit qu'à l'infini. Par exemple, encore une fois, 0 peut être représenté par la suite constante nulle, mais aussi par la suite $(\frac 1n)$ dont tous les termes sont strictement positifs (quoique "de moins en moins"), et par la suite $(-1/n)$ dont tous les termes sont strictement négatifs (quoique "de moins en moins").

C'est le même problème que pour la division, et donc la solution vient du même endroit: si un réel $x$ est non nul, les suites qui le représentent vont s'agglomérer loin de zéro, et donc vont être obligées, au bout d'un moment, de choisir leur camp: soit positives, soit négatives. Dans le premier cas, avec un peu d'élaguage, on pourra représenter $x$ par une suite de Cauchy $(b_n)$ telle que $b_n > c$ pour un $c>0$; dans le second, on pourra représenter $x$ par $(b_n)$ telle que $b_n < - c$ pour un $c>0$.

Inspiré par cette idée, on dira qu'un réel $x$ est strictement positif s'il est représenté par une suite de Cauchy $(b_n)$ tel que $b_n>c$ pour un $c>0$, et strictement négatif s'il est représenté par une suite $(b_n)$ telle que $b_n < - c$ pour un $c>0$. Il s'agit alors de vérifier que toute suite est bien soit strictement positive, soit strictement négative, soit nulle; les détails sont toujours au même endroit. On vérifie que cette nouvelle notion de positivité étend bien celle qu'on avait sur les rationnels: si $q\in \mathbb Q$ est positif, alors la suite constante égale à $q$ est un représentant qui convient.

De là, la notion d'ordre sur les réels tombe gratuitement: on dira que $x$ est plus grand que $y$, ce que l'on notera $x>y$, si $x-y$ est un réel strictement positif (et de même pour $x$ plus petit que $y$). Les propriétés de l'ordre obtenues sur les rationnels s'étendent aussi aux réels.

Cet ordre vérifie les propriétés auxquelles ont est habitués sur les réels, notamment celles concernant ce procédé "limite" par lequel on les a obtenus. Ainsi, si $(a_n)_n$ est une suite de Cauchy de rationnels tous supérieurs strictement à 0, on a vu que le réel $x$ qu'ils définissaient (la "limite" de la suite, même si on ne l'a pas défini ainsi) n'est pas forcément strictement positif. En revanche, si on suppose simplement que $a_i \geq 0$ pour tout $i$, alors $x\geq 0$ (ce que l'on prouve par l'absurde).

On a aussi les relations suivantes entre réels, rationnels et entiers: si $x>0$, alors il existe un rationnel positif $q$ et un entier naturel $N$ tels que $q< x< N$. De plus, "il y a des rationnels partout": pour tous réels $x$ et $y$ tels que $x< y$, si proches soient-ils, il existe un rationnel $q$ tel que $x< q < y$.

Les coupures de Dedekind

On a ainsi défini les nombres réels (en poussant discrètement sous le tapis les détails techniques), et colmaté les fuites dans l'ensemble $\mathbb Q$. On reviendra plus bas sur quelques avantages que nous donne l'imperméabilité des réels, mais d'abord, oublions tout ce que l'on vient de bâtir pour parler d'une construction alternative.

Revenons donc en arrière, à l'époque pythagoricienne où seuls existent les nombres rationnels. Comme dans la première partie, le but du jeu va être de parler des trous dans l'ensemble $\mathbb Q$ sans tomber dedans, c'est-à-dire sans les utiliser de quelque manière que ce soit (et donc, en évitant de les nommer).

Comme le nom l'indique, l'idée de Richard est de prendre un katana bien aiguisé, de donner un coup aussi gracieux que maîtrisé dans $\mathbb Q$ à l'endroit du trou, et de donner des noms aux deux moitiés qui retombent. Ou, de façon moins imagée, de remplacer l'étude d'un hypothétique réel $x$ par l'étude des deux ensembles

$$\begin{align} A_x &:= \{q \in \mathbb Q,\ q< x\}\\ B_x &:= \{q \in \mathbb Q,\ q \geq x\} \end{align}$$

de la même façon qu'au dessus, on remplaçait l'étude de $x$ par celle des suites qui "se rapprochent" de $x$. Remarquons que les deux sont des sous-ensembles de $\mathbb Q$, et que l'on peut déduire $B_x$ de $A_x$ puisque c'est "l'autre moitié": $B_x= \mathbb Q \setminus A_x$. Il nous suffit donc d'étudier $A_x$.

En oubliant toute référence à $x$ dont on ne doit pas prononcer le nom, on définit une coupure de Dedekind comme une paire $(A,B)$ de sous-ensembles de $\mathbb Q$ tels que

  1. $B= \mathbb Q \setminus A$;
  2. $A$ et $B$ sont tous deux non-vides;
  3. Si $a \in A$ et $c < a$, alors $c \in A$;
  4. $A$ n'a pas de plus grand élément: si $a\in A$, il existe un $\tilde a \in A$ tel que $a<\tilde a$.

Dedekind cut- square root of two.png
Par HyacinthTravail personnel, Domaine public, Lien

Et on décrète qu'un nombre réel est une coupure de Dedekind. Par exemple,

$$\begin{align} A &:= \{q \in \mathbb Q,\ q<0 \text{ ou } q^2< 2\}\\ B &:= \{q \in \mathbb Q,\ q> 0 \text{ et } q^2 \geq 2\} \end{align}$$

définit un réel qu'on a furieusement envie de baptiser $\sqrt{2}$. Comme le lecteur sagace l'aura remarqué, cela dit, les coupures de Dedekind n'ont pas tellement une tête de nombre réels; l'étape suivante consiste donc à leur faire passer le test du canard, c'est à dire de vérifier que ces coupures ont bien toutes les propriétés attendues.

Une vieille inquiétude revient: avec cette définition, les rationnels ne sont pas des réels. Comme toujours, le problème se règle rapidement en identifiant un rationnel $q$ à la coupure

$$\begin{align} A_q &:= \{a \in \mathbb Q,\ a < q\}\\ B_q &:= \{b \in \mathbb Q,\ b\geq q\} \end{align}$$

Contrairement au cas des suites, le plus facile est de récupérer l'ordre: si $(A_1, B_1)$ et $(A_2, B_2)$ sont deux coupures de Dedekind, on dira que $(A_1, B_1) < (A_2, B_2)$ si $A_1 \subset A_2$. On vérifie alors qu'on a toujours soit $(A_1, B_1) < (A_2, B_2)$, soit $(A_1, B_1) = (A_2, B_2)$, soit $(A_1, B_1) > (A_2, B_2)$. On se rassure aussi en vérifiant qu'on récupère l'ordre précédemment défini sur $\mathbb Q$: si $q < q'$, alors $A_q \subset A_{q'}$.

Addition: Soient $(A_1, B_1)$ et $(A_2, B_2)$ deux coupures de Dedekind. On définit $A_1 + A_2$ comme l'ensemble des sommes d'un élément de $A_1$ avec un élement de $A_2$. Alors la somme des deux coupures de Dedekind est définie par par $A_1+A_2$; il s'agit de vérifier que cette paire vérifie toujours les propriétés des coupures de Dedekind. On remarque aussi que cette opération étend l'addition définie sur $\mathbb Q$: $A_{q+q'} = A_q + A_{q'}, B_{q+q'} = B_q + B_{q'}$.

Opposé: Soit $(A,B)$ une coupure de Dedekind. On définit $-A = \{-q,\ q\in A\}$, et de même $-B$. On définit alors l'opposé de $(A,B)$ par $-(A,B)=(-B,-A)$. On vérifie que c'est bien une coupure de Dedekind, et que dans le cas des rationnels, on a bien $-(A_q,B_q)= (A_{-q}, B_{-q})$.

Soustraction:Sans grande surprise, $(A_1, B_1)-(A_2, B_2)$ est défini par $(A_1, B_1)+(-(A_2, B_2))$.

Signe: On dira que $(A,B)$ est strictement positif si $0\in A$, négatif si $0 \in B$. Alors une coupure est soit strictement positive, soit strictement négative, soit égale à $(A_0, B_0)$. Devinette: Vérifier que $(A_1, B_1) < (A_2, B_2)$ ssi $(A_1, B_1)-(A_2, B_2)$ est strictement négatif.

Multiplication de réels positifs: Jusqu'ici, les choses se sont passé avec une simplicité aussi agréable que suspecte: contrairement au cas des suites, aux vérifications près, les définitions sont assez simples. A se demander pourquoi on n'a pas commencé avec les coupures de Dedekind !

Mais évidemment, la complication ne s'était cachée que pour mieux resurgir. L'un de mes professeurs de M2 appellait cela "loi de conservation de l'emmerdement". Et il se trouve que multiplier deux paires de sous-ensembles $(A_1, B_1)$ et $(A_2, B_2)$ ne se fait pas tout seul. Commençons donc par le cas où les deux coupures sont strictement positives: 0 est à la fois dans $A_1$ et $A_2$. On définit alors le produit $(A_1, B_1)\times (A_2, B_2)$ par $(A_3, B_3)$ où $A_3$ est donné par

$$ A_3 := \{a_1 \times a_2,\ a_1 \in A_1,\ a_2 \in A_2, \text{ et l'un des deux au moins est positif}\}$$

Pourquoi cette précaution dans la définition de $A_3$ ? Supposons que nos deux coupures $(A_1, B_1)$ et $(A_2, B_2)$ représentend toutes deux le nombre 1. Alors on souhaite, si possible, que le produit des deux représente toujours 1; or on a $-2\in A_1$, $-2 \in A_2$ mais on ne veut pas $(-2)\times(-2)=4$ dans $A_3$. Par contre, puisque les deux coupures représentent un nombre positif, $B_1$ et $B_2$ sont entièrement constitués de rationnels positifs (Devinette; en est-on bien sûr ?), on peut donc multiplier à coeur joie.

Multiplication quelconque: De là, on s'en sort en séparant les cas selon les signes de $(A_1, B_1)$ et $(A_2, B_2)$, et en utilisant les règles habituelles. Ainsi:

  • Si $(A_1, B_1)$ représente 0, $(A_1, B_1)\times (A_2, B_2)= (A_1, B_1)$. De même, si $(A_2, B_2)$ représente 0, $(A_1, B_1)\times (A_2, B_2)= (A_2, B_2)$. Autrement dit, si on multiplie par 0, on obtient 0.
  • Si $(A_1, B_1)$ est négatif et $(A_2, B_2)$ positif, on pose $$(A_1, B_1)\times (A_2, B_2)= -(-(A_1, B_1) \times (A_2, B_2)).$$ Devinette: et si $(A_1, B_1)$ est positif et $(A_2, B_2)$ négatif ?
  • Si $(A_1, B_1)$ et $(A_2, B_2)$ sont tous deux négatifs, on pose $$(A_1, B_1)\times (A_2, B_2)= (-(A_1, B_1) \times -(A_2, B_2))$$

Inverse: Pour une coupure strictement positive $(A,B)$, on définit son inverse $(A,B)^{-1}=(A^{-1}, B^{-1})$ par $$A^{-1}=\{q \in \mathbb Q,\ q < \frac 1p, p \notin A\}$$

Si $(A,B)$ est strictement négative, on définit

$$A^{-1}=\{q \in \mathbb Q,\ q < \frac 1p, p \notin A, p<0\}$$

(Devinette: Pourquoi est-ce égal à $-(-A)^{-1})$?). Comme toujours, il faut alors vérifier que ceci définit bien une coupure de Dedekind, et qu'on a bien $(A,B)\times(A,B)^{-1} = 1$

Division:Toujours sans grande surprise, on pose $(A_1, B_1) /(A_2, B_2)= (A_1, B_1) \times (A_2, B_2)^{-1}$.

Toutes les opérations ayant été récupérées, l'étape suivante consiste (ou plutôt consisterait) à vérifier que toutes les règles de calcul obtenues sur les rationnels (commutativité et asociativité de l'addition et de la multiplication, distributivité, [insérer jargon ici]) s'étendent bien aux réels ainsi définis. Bien que ce soit une façon tout à fait valide de perdre une journée, l'important est plutôt de se convaincre que les coupes de Dedekind font bien ce que l'intuition requiert d'elles, par exemple en méditant sous une cascade. Ou alors banalement, avec un papier, un crayon et du temps à perdre.

Les incommensurables avantages des réels

Nous avons réussi à construire des nombres d'un niveau de bizarrerie encore plus élevé que les procédés qui nous ont donné les rationnels ou les entiers relatifs. Mais ne perdons pas tout esprit critique pour autant: les réels font-ils bien ce qu'ils prétendent faire, à savoir "boucher les trous" ?

Comme toujours, la première étape va être d'exprimer un peu plus formellement la propriété de bouchage de trous. La "bonne notion" va être la "propriété de la borne supérieure" de $\mathbb R$. L'idée est qu'un ensemble de la forme $A = \{x, x^2 <2 \}$ est borné vers le haut: tous ses éléments sont plus petits que, disons, 4. Ou 3. Ou encore 1.5...bref, il a beaucoup de bornes. Maintenant, ce qui est intéressant, c'est que si on regarde cet ensemble dans $\mathbb Q$, il n'y a pas de plus petite borne: on peut toujours se rapprocher plus près de A. En revanche, dans $\mathbb R$, il y en a une: c'est $\sqrt 2$. Ainsi, si tout ensemble borné par le haut a une "plus petite borne", il ne restera pas de "trou". Pour énoncer cette propriété plus précisément, introduisons quelques définitions.

Un sous-ensemble $S\subset \mathbb R$ est majoré s'il existe un $M$ (un majorant) tel que pour tout $x\in S$, $x\leq M$. Par exemple, 3 est un majorant de $[0,1[$, ainsi que 2, 42, et 1. De manière générale, un ensemble majoré à beaucoup de majorants: après tout si $M$ est un majorant, et si $M' >M$ est encore plus grand, alors $M'$ est aussi un majorant de $S$.

Il est plus intéressant de se demander s'il y a un plus petit majorant: on l'appellera alors la borne supérieure de $S$.Plus formellement, $m$ est la borne supérieure de $S$ si

  • $m$ est un majorant de $S$;
  • si $m'< m$, alors $m'$ n'est pas un majorant: il existe $x\in S$ tel que $x> m'$.

Pour reprendre l'exemple précédent, la borne sup de $S=[0,1[$ est 1. Il y a donc beaucoup de majorants, mais au plus une borne supérieure (Devinette: pourquoi ?) La question intéressante suivante est: y en a-t-il toujours une ? Et c'est en fait la propriété qui correspond à l'absence de trous. Il s'agit donc de vérifier que nos deux constructions vérifient bien la


Propriété de la borne supérieure:
Tout ensemble majoré non vide de $\mathbb R$ admet une borne supérieure.

Ce serait dommage d'avoir construit tout ça pour rien, aussi pour se rassurer, on va donner une idée de preuve pour chacune de nos deux constructions. Soit $E$ un ensemble de réels, non vide, majoré par $M$: on doit lui trouver une borne supérieure.

Avec les suites d'Augustin Louis: Il va s'agir de construire une suite de Cauchy $(u_n)$ qui représente (i.e. qui converge vers) un plus petit majorant pour $E$. Soit donc $n$ un entier. Alors, quitte à le prendre très grand, il existe un entier $K$ tel que $K > nM$; autrement dit, $\frac Kn > M$, donc $\frac Kn$ est aussi un majorant de $E$.
D'autre part, soit $x_0 \in E$. Quitte à le prendre négatif, il existe un entier $L$ tel que $L< nx_0$, autrement dit, $\frac Ln$ n'est pas un majorant de $E$. En particulier, $L< K$.
En parcourant les entiers entre $L$ et $K$, on va à un moment passer des pas-majorants aux majorants: il y a un entier $m_n$ entre $L$ et $K$ tel que $\frac{m_n}{n}$ est un majorant, mais pas $\frac{m_n - 1}{n}$.
On obtient ainsi une suite définie par $u_n = \frac{m_n}{n}$ constituée de majorants de $E$, mais ric-rac puisque $\frac {m_n - 1}{n}= \frac{m_n}{n}-\frac1n$ n'est pas un majorant.
On montre que cette suite est de Cauchy: si $N$ est un entier, et $p,q > N$, alors $$\begin{align} \frac{m_p}{p} &> \frac{m_q -1}{q} \text{ puisque } \frac{m_p}{p} \text{ est un majorant et pas } \frac{m_q -1}{q}\\ \frac{m_q}{q} &> \frac{m_p -1}{p} \text{ pour des raisons symétriques.} \end{align} $$ Du coup, $$\begin{cases} \frac{m_p}{p} - \frac{m_q}{q} > \frac{m_q -1}{q} - \frac{m_q}{q} = \frac{-1}q <\frac{-1}N \\ \frac{m_p}{p} - \frac{m_q}{q} < \frac{m_p}{p} - \frac{m_p -1}{p} < \frac1p < \frac 1N \end{cases} $$ donc $d(u_p, u_q) < \frac 1N$ : les termes de la suite se rapprochent de plus en plus, donc elle est de Cauchy. Elle représente donc un réel, que l'on note $s$. C'est la borne supérieure de $E$ puisque:

  • c'est un majorant: pour tout $x \in E$, pour tout $n$, $x \leq u_n$ donc, comme on l'a vu plus haut, $x\leq s$;
  • c'est le plus petit majorant: si $m'$ en est un autre, alors pour tout $n$, $m' > \frac{m_n - 1}{n} = u_n - \frac1n$, donc, puisque $u_n$ représente $s$ et $(\frac 1n)$ représente 0, $m' \geq s$.

Avec les coupures de Richard: Cette fois, donc, notre ensemble de réels $E$ s'interprète comme un ensembles de coupures $(A,B)$. En particulier, on peut considérer le sous-ensemble de $\mathbb Q$ défini par $$S =\bigcup_{(A,B) \in E} A $$ C'est notre candidatt pour être une borne sup. Montrons que $S$ définit bien une coupure de Dedekind.

  • $S$ est non-vide puisque $E$ est non vide: il y a au moins une coupure $(A,B) \in E$, et donc $A\neq \emptyset$, donc puisque $A \subset S$, $S\neq \emptyset$.
  • L'autre moitié $\mathbb Q \setminus S$ est aussi non-vide: puisque $M$ est un majorant de $E$, par définition de l'ordre sur les coupures de Dedekind, $M=(M_1, M_2)$ est une coupure telle que $A \subset M_1$ pour tout $(A,B) \in E$. Donc $S \subset M_1$ et donc $\mathbb Q \setminus S$ contient $M_2$ qui est non-vide.
  • Si $p\in S$ et $q < p$, on a bien $q\in S$: en effet, il existe un certain $A$ tel que $(A,B)$ soit un élément de $E$ et $p\in A$. Comme $(A,B)$ est une coupure, cela entraîne $q\in A$, donc $q \in S$.
  • Si $p \in S$, alors il existe un certain $A$ tel que $(A,B)$ soit un élément de $E$ et $p\in A$. $A$ n'a pas de plus grand élément, donc il existe $q\in A$ tel que $p< q$. Mais alors $q \in S$ et $S$ n'a pas de plus grand élément.
$S$ a donc bien tous les symptômes d'une coupure de Dedekind: il définit donc un réel $s = (S, \mathbb Q \setminus S)$. Celui-ci est bien la borne supérieure de $E$:
  • C'est un majorant: Pour tout $(A,B) \in E$, $A \subset S$, ce qui signifie $(A,B) \leq s$.
  • C'est le plus petit majorant: Si $M'=(M'_1, M'_2)$ est un majorant de $E$, alors pour tout $(A,B) \in E$, $A \subset M'_1$, donc $S=\bigcup A \subset M'_1$, donc $s \leq M'$.

Nos deux constructions vérifient bien la propriété de la borne supérieure. Voyons, sur un exemple, comment cela solutionne notre problème de trous: Montrons qu'il existe bel et bien un réel positif $x$ tel que $x^2 = 2.$

Pour ce faire, on considère l'ensemble $E=\{y \in \mathbb R, y \geq 0, y^2 < 2\}$. $E$ est un ensemble non vide majoré, donc il admet (tous ensemble !) une borne supérieure, notons-la $x$ (on pourrait la noter $\sqrt 2$, mais il ne faut pas, paraît-il, vendre le peau de l'ours quand il essaye encore de vous bouffer, ainsi que Leonardo DiCaprio l'a douloureusement appris. Mais je m'égare.). Puisque $x$ est un majorant de $E$, et $1 \in E$, on a $x \geq 1$; en particulier, $x$ est un réel positif. De plus, puisque 2 est un majorant de $E$, $x\leq 2$.
Montrons que $x^2= 2$: on va procéder par l'absurde, en montrant que les deux autre cas ($x^2 < 2$ et $x^2 > 2$) sont contradictoires.

  • Supposons que $x^2 < 2$. Soit $\varepsilon \in ]0,1[$ un tout petit réel positif; alors $\varepsilon^2 < \varepsilon$, donc $$(x+\varepsilon)^2 = x^2 + 2\varepsilon x + \varepsilon^2 < x^2 + 5\varepsilon$$ Mais puisque $x^2 < 2$, il y a de la marge entre $x^2$ et 2: si je prends mon $\varepsilon$ assez petit, alors $x^2 + 5\varepsilon < 2$. Mais alors $(x+\varepsilon)^2 <2$ aussi, donc $x + \varepsilon \in E$. Mais alors $x$ ne risque pas de majorer $E$: contradiction.
  • Supposons alors que $x^2 > 2$. Alors de même, si je prends un tout petit $\varepsilon \in ]0,1[$, je peux faire en sorte que $$(x-\varepsilon)^2 = x^2 - 2\varepsilon x + \varepsilon^2 > x^2 - 2\varepsilon x > x^2- 4 \varepsilon$$ soit lui aussi plus grand que 2. Mais alors $x-\varepsilon$ est un majorant de $E$ qui est plus petit que $x$, ce qui contredit le fait que $x$ soit le plus petit majorant.
Il n'y a donc pas le choix, on a bien $x^2=2$ et on le connaîtra dorénavant sous le nome de racine carrée de 2.

Références:

  • Analysis I, par Terrence Tao.
  • Principles of Mathematical Analysis de W. Rudin, pour les coupures de Dedekind.
  • Etes-vous plutôt Cantorien ou Dedekindien, sur le blog d'El Jj.
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